Depuis les tout premiers réseaux informatiques, les BBS communautaires (Bulletin Board System) , les premières utopies (« Computer for the people ») sont rapidement apparues, basées sur l’utopie technologique, c’est-à-dire le réseau "sans territoire ni pouvoir", qui laisse voir un "terrain vierge" où s’épanouiraient "toutes les possibilités de l’esprit humain", très proche de l’utopie anarchiste.
Nous allons entrer maintenant dans ce territoire à la limite de la philosophie pour comprendre et mieux saisir les implications de ces constructions idylliques autour de la technologie en réseau. Nous nous poserons la question essentielle : vivons-nous une rupture ou sommes-nous dans une continuité de la modernité. Nous définirons ces termes et verrons que la réponse ne va nécessairement de soi.
Tout système plus ou moins cohérent d’images, d’idées, de principes éthiques, de représentations globales, de gestes collectifs, d’expressions, de discours mythiques ou philosophiques, d’organisation des pouvoirs, d’institutions et les forces qui les mettent en jeu porte le nom de "weltanschauung" (c’est-à-dire une vision ou conception du monde, un mode de pensée ou idéologie, en langue allemande). Toutes les tentatives, raisonnements et intentions d’expliquer ce qu’est le web social ne peuvent être vus que comme une "construction" d’une conception du monde. Une construction est un ensemble cohérent qui soutient le discours sur quelque chose, généralement un point de vue vaste, une "weltanschauung", un paradigme, c’est à dire une conception théorique pour expliquer les choses.
Par exemple, selon la conception dont on a du monde actuel, on peut penser que le web social s’inscrit dans une "rupture" par rapport au passé, que l’on vit quelque chose de "nouveau", inconnu auparavant.
« Une rupture est une période où la société est en quête de sens ; il y a perte de sens parce que les idéaux qui ont animé notre culture se dérobent. [...] L’être humain vit dans un espace-temps qui façonne la conscience qu’il a de son environnement. Or, parce qu’Internet modifie cet espace-temps, il devient le miroir et le catalyseur des mutations qu’il intensifie pour le meilleur ou pour le pire. » (Michel Cartier)
Nous verrons aux prochains points ces cadres conceptuels qui pour certains nous montrent que nous sommes dans une rupture, qui pour d’autres inscrivent cette "révolution internet" dans une continuité pré-existante. Vous serez à même de vous faire une opinion pertinente et dire si nous sommes face à un phénomène complètement nouveau ou si ce n’est qu’un même phénomène revêtant d’habits nouveaux.
Il est étonnant de voir à quel point on pense souvent être la première génération à vivre les vicissitudes de la technologie. Tom Standage dans "The victorian Internet" avait comparé l’histoire de l’apparition du télégraphe et celle d’Internet : apparition de la téléromance, même utopie de la paix globale (voir cette vieille pub des ordinateurs Apple "connecté à Internet" http://www.youtube.com/watch?v=KJS46y7pa_k ) et même surcharge informationnelle appréhendée.
Le rêve du "tout-connecté", aujourd’hui associé aux ordinateurs, concerne le vieux rêve de l’accès àa toute la connaissance. L’aventure des Encyclopédistes, de Diderot à Wikipedia participe, peu ou prou, à ce désir de tout organiser. Sous cet angle, Internet ne fait que concrétiser ce vieux rêve.
L’histoire de l’humanité offre d’abondants exemples des moyens développés pour pérenniser et communiquer de l’information (pris dans son sens large), des peintures rupestres aux scribes égyptiens qui gravaient la pierre. Les moines copistes médiévaux, en recopiant à la main les livres originaux, ne cherchaient pas moins qu’une certaine diffusion, systématique, de l’information. En voulant chercher à automatiser ces moyens de copie par l’invention de l’imprimerie, d’abord en Chine, puis en Europe, l’accès est entré dans un rapport inédit à la masse.
Cette "démocratisation" de l’accès aux livres reste dans ses premiers pas largement réservé à l’élite, ne serait-ce que par l’analphabétisme largement répandu. Mais la volonté de donner accès à une certaine quantité d’information était là.
Internet ne fait que continuer dans cette voie et à la fois la révolutionne. Constatons ce qui aurait changé.
Nous sommes passés de la dépendance à l’autonomie des lecteurs : l’affranchissement des usagers face aux médiateurs. Les rois, les magnats de la presse, les curés filtraient pour le peuple l’information qui pouvait être distribuée (accès au presse, contrôle et censure). Les documentalistes, bibliothécaires, journalistes, etc. filtraient ensuite pour ses membres, l’information de qualité : un livre rejeté, une nouvelle information non consignée, et c’était de large pan de la connaissance dont la communauté n’avait plus accès. Ces filtres en amont étaient une caractéristique systémique mise en place autour de lourds appareils de reproduction : l’imprimerie coûte cher, l’information dite de qualité doit être filtré, pesé, choisi, avant d’être envoyé aux presses.
"Freedom of the press is guaranteed only to those who own one" pour citer Abbott Joseph Liebling, journaliste américain. Posséder les moyens de reproduction, c’est contrôler l’accès à l’information. L’auto-publication dans Internet révolutionne la production et la réception d’information. Le producteur de contenu peut créer sans passer par des "gardes-barrières" et le lecteur s’affranchis des médiateurs traditionnels. Notons que déjà, avec la baisse des coûts dans la diffusion traditionnelle, les journaux, livres, radio, télé offraient un éventail de choix fabuleuxde contenu, mais qu’internet en deux décennies a poussé ces niveaux à des sommets proprement fascinants, révolutionnaires.
La révolution de l’accès à l’information se poursuit donc, mais entre maintenant dans une phase complètement exponentielle et force aujourd’hui de reconnaître que si l’accès (technique) n’est vraisemblablement plus un problème, la nouvelle barrière à l’entrée se situe au niveau de la capacité de traitement et de validation de cette information. Accéder est devenu facile. Trier, choisir, comprendre, n’est pas plus facile. C’est même plus difficile. C’est une question purement cognitive, qui ne semble pas automatisable par les machines, et qui renvoi à une limitation profondément "humaine" face à trop d’information.
Mais si l’évaluation de la fiabilité et de la valeur d’une information ne date pas de l’arrivée d’Internet, son importance cruciale a accompagné l’émergence de la "société de l’information". L’explosion documentaire engendre aujourd’hui de tout nouveaux défis.
Lisez
Introduction : Problèmes et enjeux de l’évaluation de l’information sur Internet de Alexandre Serres, 2002 :
Répondez
– Quels enjeux de l’évaluation de l’information les professionnels de l’information ? Quels enjeux pour les usagers de l’information ?
– Quelles solutions propose-t-il ? êtes-vous d’accords ?
Michel Foucault a été l’un des grands penseurs des thèmes de la discontinuité et de la linéarité. Il propose de redéfinir de ce que l’on entend par « rupture », « saut », « discontinuité » . Il faut voir ce qui nous semble nouveau comme un découpage de période historique entièrement construit à partir d’une lecture « discontinuiste » de l’histoire. Si l’histoire est un continuum, alors la transition d’une période à une autre ( épistémè est le terme qu’il utilise) ne serait rupture que dans la façon de concevoir les choses.
On peut étendre sa réflexion au thème qui nous concerne, à savoir si le web social provoque une rupture avec notre passé. Ceux qui croient en la continuité sont en opposition avec ceux qui voient dans la société l’apparition d’Internet comme une discontinuité. La "continuité de la société" posséderait une permanence absolue puisque la société est ce qu’elle « est » (comme on peut dire que nous sommes toujours identiques à nous-mêmes, même si nous changeons en vieillissant). Tout au plus, accordent-ils qu’il existerait une "continuité possible dans un changement permanent". Voyons voir.
Twitter/X, Facebook, ne sont rien d’autres que la version élaborée du SMS. Les micro-messages font partie du paysage d’Internet depuis ses débuts. Le courriel est l’arrière-grand-père, toujours bien en forme, de la communication par réseau. On serait bien en peine de définir, autrement que par sa forme, la différence entre la communication via les "réseaux sociaux" comme Facebook, Myspace, etc., et les courriels. Du moins, la filiation est directe. L’anecdote fait sourire, mais le principe de Twitter/X, envoyer de courts messages accessibles à tous, semble bien être un besoin qui précède Internet (voir l’annonce du « Notificator » un service d’affichage de notes en public à Londres en 1935).
Qu’est-ce que Twitter/X, au fond ? Un système de micro-messagerie ouvert, basé sur des technologies ayant déblayer le chemin, comme le IM (Instant Messaging) et le IRC (Internet Relay Chat). Sa différence tient moins à sa technologie qu’au facteur social : le rapport entre l’espace privé et l’espace public a changé, comme on l’a vu au module 6. Les blogues ont pavé la voie à la culture d’ouverture. Twitter/X ne serait qu’un IM ouvert à tous.
Le web social que l’on observe aujourd’hui n’est qu’une réminiscence du monde des BBS (les babillards électroniques), des forums de discussion, newsgroups et autre forme de tchatche de l’époque ’pré-web’. Le web ("http") n’est qu’un des nombreux protocoles de communication qui a existé sur Internet, même si c’est celui sur lequel aujourd’hui tout est basé, ou presque, pour afficher une information. Mais il faut reconnaître que l’usage social de l’outil n’est pas nouveau. Il n’a surtout pas commencé avec ce qui se nomme "web 2.0".
L’outil servait à combler un besoin d’échange et de contact pour des fins personnelles ou communautaires. Les premières communautés virtuelles sont nées à ce moment. Le WELL, FIDOnet et DDC (Amterdam’s Digital City) en sont les premières manfestations grand public. La vague s’est poursuivie avec les Majordomos, les Mud, Moo et Palace (les ancêtres de Second Life d’aujourd’hui), jusqu’au Yahoo Groups, Facebook, Réseau Contact et Skyblogs.
Internet est utilisé comme un outil de communication horizontale (par opposition à la communication "sommet vers le bas" —top-down— comme la télévision) basé sur une liberté de parole. Or cette liberté existait déjà avant internet. Les fanzines et les journaux d’associations, des outils de communications horizontaux en formats papier, n’ont pas attendu l’informatique pour exister. Les communautés d’intérêts arrivaient à se retrouver, plus lentement certes, mais cette mouvance a été toujours présente dans la société.
En 1909 on écrivait « Le principal usage du téléphone rural est l’usage social [...]. Le téléphone est utilisé plus souvent pour des conversations de voisinage que pour n’importe quel autre motif [...] » cité par Patrick Flichy dans Une histoire de la communication moderne, p.127
Au début du XXe siècle, les salons de thé à Paris étaient des lieux reconnus où on pouvait se retrouver pour des rendez-vous intellectuels, particulièrement pour les ’femmes d’esprit’ de l’époque. C’est le lieu, parfois privé, parfois public, qui se développe et permet l’échange de pairs à pairs. Un "forum" en quelque sorte ou un "chat room".
De 1830 à 1930, un siècle durant, le journal sera le principal média de diffusion de l’information, jusqu’à l’apparition de la radio et de la télévision. Le journal est d’abord réservé à une élite cultivée et fortunée (première moitié du 19e siècle). En France, dès 1856, la suspension du droit de timbre (une taxe représentant près de la moitié des dépenses d’un quotidien) stimule le développement de la presse populaire non politique, puis la loi du 29 juillet 1881 qui garantit la liberté d’expression et d’opinion permet à la presse de devenir l’outil essentiel de la communication sociale et démocratique. Dès lors que le frein à diffusion est enlevé, l’information circule plus rapidement, les idées se brassent et d’autres journaux apparaissent pour représenter un point de vue alternatif. Cette montée en flèche des publications n’est pas sans parallèle avec les celles des blogues.
L’usage social d’un outil de communication ne nait pas avec la création de l’outil. Selon la lecture et le recul que l’on se donne, le web social ne représenterait donc pas de rupture ; la continuité apparaît comme une évidence, et seuls les moyens changent. La discontinuité apportée par les réseaux sociaux ne serait pas significative par essence. On serait d’accord pour le croire.Mais, pourtant, ces réseaux sociaux virtuels d’aujourd’hui possèdent un véritable impact qui modifie nos comportements, et offre de nouveaux rapports à l’autre et à la connaissance. Comment alors concilier cette perception de rupture ? Il y aurait alors changements et continuité.
Francis Pisani, journaliste, co-auteur de « Comment le web change le monde : l’alchimie des multitudes », propose de changer le nom d’internaute par « webacteur ». Il rappelle que la terminaison ’naute’, dans internaute vient du grec et signifie ’navigateur’, donc avec une connotation dynamique à l’opposé de spectateur, plus passif, des médias traditionnels. Webacteurs, encore plus que webnautes rend mieux l’idée qu’il possède une « capacité à produire, à agir, à modifier, à façonner le web d’aujourd’hui » (p.89). L’usage bidirectionnel du web permet autant de consulter que de produire (surnommé parfois web « read/write »). Nous utiliserons le mot webacteurs dans le sens que Pisani lui donne.
Voyons deux cas, l’auto-publication et l’intelligence collective, où on peut dire qu’il y a changements et continuité.
Filtrage et publication : avant, après
Clay Shirky, professeur à l’Université de New York, dans son livre « Here comes everybody », propose que la logique web d’auto-publication rende d’une certaine façon caduque le filtrage avant de publication (« filter-then-publish »), malgré ses clairs bénéfices dans un monde où sévit la rareté des informations, car il est devenu inutile dans le tsunami d’information qui nous submerge aujourd’hui. On filtrait avant la publication pour conserver que le "meilleur" (et aussi parce que l’espace était limité). Mais avec un espace "illimité" comme sur le réseau, à quoi sert de filter ? On publie tout ! On filtera bien après.
« Mass amateurization of publishing makes mass amateurization of filtering a forced move. Filter-then-publish, whatever its advantages, rested on a scarcity of media that is a thing of the past. The expansion of social media means that the only working system is publish-then-filter » (p.98)
Les nouvelles stratégies qui se mettent en place sont expérimentées par les webacteurs, via des tentatives de tri post publication (« publish-than-filter »). Ces tris sont en fait plus des essais et erreurs et ne correspondent pas vraiment à des outils systématiques. Le tri de l’information via le réseau personnel d’un individu permet de rendre cette information particulièrement plus pertinente pour lui. Quand tout est accessible, comment choisir ? Par le filtre des pairs ou de son réseau personnel ! Le "meilleur" percolera éventuellement vers vous. Cette délégation n’est pas nouvelle de nature. On déléguait bien la gestion des nouvelles à son quoitidien favori. Mais avec les réseaux sociaux, le ration signal/bruit a beaucoup diminué.
"The logic of publish-then-filter means that new social systems have to tolerate enormous amounts of failure. The only way to uncover and promote the rare successes is to rely, yet again, on social structure supported by social tools." (P.234)
L’autopublication induit de nouvelles stratégies de filtrage a posteriori chez les webacteurs. L’expansion des médias sociaux carbure à cette inflation de l’auto-publication avant filtrage. C’est au "destinataire" que revient le problème de discerner (« filtrer ») parmi les diverses "sources" d’information possibles celle la plus appropriée selon ses besoins. Il sera toujours plus facile pour un webacteur qui recherche une information d’en déterminer sa pertinence que pour un producteur de contenu de faire le tri lui-même pour une hypothétique audience. Son réseau social, s’il est bien mis à profit, peut réussir à l’alimenter d’une façon cohérente en contenu pertinent.
Cette vision à laquelle adhère Shirky, cette logique des médias sociaux qui améliorent la qualité de ce qui circule via filtrage a posteriori, se réalise notamment dans certaines parties de la blogosphère (selon un processus décrit par Sébastien Paquet dans "Personal knowledge publishing and its uses in research" ), sur Twitter/X et sur Facebook. Cette idée est bâtie sur la croyance que la multitude des individus peut faire mieux qu’un organisme centralisé. Le sous-titre du livre de Shirky est d’ailleurs « The power of organizing without organizations ». Il existerait donc une certaine forme "d’intelligence collective" attribuée au tout qui serait plus que la somme de ses parties.
Intelligence collective : fluidité sur le réseau
Pierre Lévy, professeur et titulaire à la chaire de recherche du Canada en Intelligence Collective à l’université d’Ottawa croit que « [c]haque être humain est, pour les autres, une source de connaissances » et propose que « l’intelligence collective » soit la clef du succès, un renouveau de la démocratie.
« L’intelligence collective n’est donc pas la fusion des intelligences individuelles dans une sorte de magma communautaire mais, au contraire, la mise en valeur et la relance mutuelle des singularités. (...) Le "cyberespace" manifeste des propriétés neuves, qui en font un instrument de coordination non hiérarchique, de mise en synergie rapide des intelligences, d’échange de connaissances et de navigation dans les savoirs » (source)
Internet serait un espace où cette intelligence multiple peut se connecter. La connexion serait garante d’une opportunité plus grande que la somme de ses composantes. Nous avons vu dans ce cours de multiples exemples où la « mise en commun » d’idées, d’efforts ou de ressources a ouvert des voies inédites à la coopération, la collaboration et la réussite de projets auparavant difficiles voire impossibles à réaliser.
L’intelligence collective se base sur les technologies de l’information et de la communication qui rendent accessible l’information, la stocker et la partager, augmentant ainsi la performance des interactions humaines. Il n’y a pas nécessairement une redistribution du pouvoir, mais un changement dans l’exercice du pouvoir : la décision passe par un processus collaboratif. « Le projet de l’intelligence collective consiste précisément à valoriser toute la diversité des connaissances, des compétences et des idées qui se trouvent dans une collectivité et à organiser cette diversité en un dialogue créatif et productif. » (La machine Univers, 1987).
Formation en réseau : accélérateur de mouvements sociaux
Manuel Castells, sociologue, pour sa part, affirme qu’« Internet est le fondement technologique de la forme d’organisation propre à l’ère de l’information : le réseau. » (p.9. de son livre "La galaxie Internet"), résultant de trois processus indépendants qui ont convergé récemment, selon lui (p.10). :
– les besoins de l’économie en matière de gestion flexible et de mondialisation du capital, de la production et du commerce ;
– les exigences de la société où les valeurs de liberté individuelle et de communication sans entraves sont devenues essentielles ;
– enfin, les progrès extraordinaires de l’informatique et des télécommunications »
« Le cyberespace est devenu une agora électronique planétaire où, dans toute sa diversité, l’insatisfaction humaine explose en une véritable cacophonie » (p.172.).
« La nouveauté, c’est la mise en réseau par Internet, car elle permet au mouvement d’être à la fois divers et coordonné, de s’engager dans un débat continu sans être paralysé, puisque chacun de ses noeuds peut reconfigurer un réseau suivant ses affinités et ses objectifs, avec des chevauchements partiels et des connexions multiples. (...) Ces réseaux, nés de la résistance de sociétés locales, cherchent à vaincre le pouvoir des réseaux mondiaux, donc à reconstruire le monde par en bas. Internet leur offre la base matérielle nécessaire pour engager la création d’une société nouvelle. En le faisant, ils transforment aussi Internet : d’outil dédié à l’organisation des entreprises et à la communication, le voici devenu le levier d’une mutation sociale » (p.177-8.)
Nous serions à la fois dans une continuité (les mouvements sociaux n’ont pas attendu Internet pour s’activer) mais à la fois dans une rupture quant aux portées qu’offre la technologie.
Et Castells de conclure : « A l’ère d’Internet, la dimension politique de notre vie est bouleversée en profondeur. Le pouvoir s’exerce d’abord au niveau de la production et de la diffusion des codes culturels et du contenu de l’information. Le contrôle des réseaux de communication devient le levier par lequel des intérêts et des valeurs sont mués en normes du comportement humain. Comme dans les situations historiques antérieures, ce mouvement se déploie contradictoirement. Internet n’est pas un instrument de liberté, mais il n’est pas non plus l’arme d’une domination unilatérale. [...] Elle est l’enjeu d’une lutte perpétuelle, le fruit de l’aptitude des hommes à redéfinir l’autonomie et à mettre en oeuvre la démocratie dans un contexte social et technologique donné. » (p.203).
Donc, Internet, comme outil d’accès à l’information, poursuit à la fois, dans la continuité, un mouvement depuis longtemps amorcé, et révolutionne, en même temps, par sa modalité en tant qu’accélérateur technologique. Il y a toujours eu une « alchimie des multitudes » mais elle s’exprime différemment aujourd’hui.
Nous venons de voir que le web social, et Internet en général, s’inscrit dans une certaine continuité historique, et révolutionne par certains aspects la vie en société. Mais nous nous sommes abstenus de juger si cela était bon ou non. Chacun peut le faire. Il faut néanmoins souligner que les auteurs cités depuis le début sont en général assez confiant en l’avenir qu’ils prédisent.
Il y a des voix sceptiques qui s’élèvent pour signaler les dérives.
Dans Cybermonde, la politique du pire , Paul Virilio a à l’égard des technologies nouvelles de la communication plusieurs appréhensions, dont la crainte que la cybernétique ne puisse contribuer à l’amélioration qualitative de la démocratie. Internet induit un monde rapide, où toute information circule rapidement : « Pouvons-nous trouver une démocratie du temps réel, du live, de l’immédiateté, de l’ubiquité ? » Et il répond par la négative en dénonçant les dangers de la révolution informationnelle et cybernétique.
Lisez la première moitié de
"Un paysage d’événements. Entretien avec Paul Virilio"
Répondez à la question :
– Que craint-il dans la montée en puissance du ’temps réel’ ? (réponse perte de liberté de l’individu face à un système ; ou la science des extrêmes où ne reconnaît plus la négativité des technologies) Quelle croyance, quelle vision du monde, induit ses réticences ? (réponse que la technologie est hors de contrôle des humains, du politique)
Virilio souligne que le monde nouveau demande nécessairement un sens critique, et la mise en oeuvre d’une pensée de ce sens critique, une nouvelle ’weltanschauung’. Est-ce que le public a ce sens critique ? Les experts ne se font-ils pas déborder de tous côtés ?
Andrew Keen, dans Cult of the Amateur, How Blogs, Wikis, Social Networking, and the Digital World are Assaulting our Economy, Culture and Values, est plutôt direct : « There’s not much time left (...) until our whole culture is swept away by the dire consequences of Web 2.0 egalitarianism. » (source) Il critique que le groupe, via les outils réseau, puisse faire mieux que les professionnels. Les amateurs détruisent les institutions dirigées par les experts.
« Much of the euphoria and optimism about this latest wave of technology is suggesting that we, through these new technologies, are creating better culture. Better movies and music, for instance. [...] I still think that the wisdom that I value — the scarcity, to put it in economic terms — is not in the crowd, but in people with talent and experience, whether they exist in political life, in economic life or cultural life. [...] Rather than fetishizing this idealized crowd — it seems tremendously abstract — one can pick up so many examples from history where the crowd has not behaved in a very wise or gentlemanly way. I would rather focus on the value of expertise and the wisdom of people who are trained. » (source)
Selon lui, il serait naïf de croire qu’un groupe de non-experts puissent faire mieux qu’une institution centralisée. La critique qu’on peut lui adresser est que le groupe est pourtant très capable, et depuis toujours, de repérer des talents et des tendances. Le vedettariat, les succès de librairie, les palmarès musicaux, les élections sont des phénomènes de groupes qui montrent pourtant qu’il y a du "bon" qui en émerge (sans être imposé d’en haut"). Ce à quoi Keen répond "The classic example would be the Beatles or the Rolling Stones. They got through in the old system. That’s obvious. Would they get through today if they were just another band on YouTube or MySpace ? Would they have the marketing sophistication to actually make it in this world ?"
Nicholas Carr, écrivain américain, a écrit en 2008 un article sur l’impact d’internet sur nos capacités mentales, Is Google making us stupid ? , où il raconte comment son usage intensif d’internet affecte ses capacités de concentration et d’attention sur des livres qui l’intéressent.
Reprenant que le langage parlé soit une faculté innée chez l’humain, il oppose la lecture comme une faculté qui aurait été apprise que récemment dans l’histoire de l’humanité. Les chercheurs soupçonnent que la lecture dans une langue particulière formate les circuits neurologiques, chacune de façon spécifique. Il nous fait part de son intuition que la « lecture d’internet », un langage à part, formatera aussi le cerveau à la longue. Il souligne que des expériences ont démontré que les lecteurs de textes chinois (langue avec idéogrammes) developpent des circuits mentaux différents de ceux qui lisent des langues alphabétiques. Les zones touchées s’étendent jusqu’au régions gouvernant la mémoire et les interprétations des stimulus audiovisuelles.
’’We can expect as well that the circuits woven by our use of the Net will be different from those woven by our reading of books and other printed works.’’
Les « technologies intellectuelles », ces outils qui étendent les facultés du cerveau, et Internet en fait partie, déteignent peu à peu sur nos facultés mentales en reprogrammant la façon d’accéder à la connaissance. Internet, par sa structure, la disposition du contenu et son côté dynamique, diminuent nos facultés de nous concentrer. Constat qu’il relie au fait que lui-même, et peut-être beaucoup de gens aussi ressentent : replonger dans la lecture de livre devient "difficile" (il parle de la « lecture profonde » / « deep reading »).
Carr donne comme exemple Google, d’où le titre de son article. Le moteur de recherche synthétise une grande partie du travail intellectuel (rechercher, désambiguïser, interpréter) en proposant une connaissance basé sur un fil d’Ariane d’hyperliens plutôt qu’un engagement dans une réflexion soutenue.
Il reste toutefois critique face à son propre scepticisme, citant la célèbre sortie de Socrate contre le langage écrit, qu’il voyait comme fossoyeur de l’art oral et maladie dégénérative de la mémoire, et dont il refusait de voir les bienfaits globaux pour la connaissance humaine. Il espère ne pas avoir le même travers.
La question posée par Carr, est-ce que Google rend stupide, ou plutôt, est-ce qu’Internet nous rend moins intelligent, repose sur une croyance que le cerveau serait ’plastique’, ce que plusieurs neuroscientifiques auraient tendance à approuver (le cerveau s’adapte aux expériences de la vie) mais il serait prématuré de parler de régression causée par l’usage d’Internet. Sa vision du monde se base sur le fait que le cerveau se renforce et s’améliore quand il est mis au défi (principe d’adaptation) mais qu’il change très peu quand les solutions dans l’environnement n’offrent que peu de stimulus (ce qui est vrai) ; Google "simplifie" le travail intellectuel. Internet provoque assurément une transformation neurologique, mais rien ne dit que ce cerveau soit devenu stupide en soi ; il deviendra peut-être tout simplement différent.
La critique que l’on peut opposer à Carr, est celle que Shirky a apportée :
« I think Carr’s premises are correct : the mechanisms of media affect the nature of thought. The web presents us with unprecedented abundance. This can lead to interrupt-driven info-snacking, which robs people of the ability to find time to think about just one thing persistently. [...] But the anxiety at the heart of “Is Google Making Us Stupid ?” doesn’t actually seem to be about thinking, or even reading, but culture. [...] having lost its actual centrality some time ago, the literary world is now losing its normative hold on culture as well. The threat isn’t that people will stop reading War and Peace. That day is long since past. The threat is that people will stop genuflecting to the idea of reading War and Peace. »
Selon Shirky, ce n’est pas nécessairement que la lecture soit différente aujourd’hui, c’est que nous ne nous intéressons plus aux mêmes contenus, puisque le réseau nous donne accès à de nouveaux contenus qui sont loin de la "littérature" classique (thread sur les forums, statut sur Twitter/X, échange sur Facebook).
Selon le point de vue adopté, on le voit, le web social peut être une dérive ou une opportunité.