Impacts sociaux et organisationnels du web social


8.3 Impacts du web social

Il est bon de se rappeler que le web social n’a pas inventé le réseau social. Le réseau social est un ensemble de liens relationnels dans toutes les sociétés, et ce, depuis fort longtemps. Le web est cependant en train de rendre beaucoup plus explicites et visibles les connexions entre les acteurs et les informations qui circulent entre eux.

Voyons, pour l’instant, les impacts réels du web social dans quatre domaines bien précis :
 l’éducation ;
 la communication (la circulation de l’information) ;
 la politique ;
 la formation de groupes en société.

Ces domaines sont des piliers importants de la vie en collectivité et tout changement les touchant aura potentiellement un impact direct sur toutes les autres sphères et le cours de la société en général.

8.3.1 L’impact en éducation

Il existe actuellement dans le monde de l’éducation un débat qui oppose les tenants d’une prédominance de la « capacité » versus ceux qui prônent avant tout la « connaissance ». En résumé, le débat porte sur la question suivante : vaut-il mieux, respectivement « apprendre à apprendre » ou « apprendre des connaissances » ? Cette question débouche sur une problématique, subtile peut-être, où s’opposent deux visions différentes de la pédagogie.

Avec l’omniprésence des nouvelles technologies des communications, l’accès aux connaissances n’est plus un problème. N’y a-t-il donc pas lieu de reposer la question sur ce que nous apprenons en classe, et, surtout, sur la façon dont nous apprenons ?

Mario Asselin, ex-directeur d’école et conseiller pédagogique en nouveaux médias, suggère que :

[…] valoriser la connaissance c’est trop souvent rester dans le paradigme de l’enseignement et ainsi éviter de se responsabiliser à propos des êtres humains qui agissent sur cette base de ce qu’ils savent. En mobilisant tous nos efforts vers celui qui doit savoir agir avec ce qu’il sait [...] on s’assure d’un réel progrès [...] On utilise plusieurs expressions qui se ressemblent pour qualifier une certaine vision des changements émergents qui se mettent en place depuis la fin du vingtième siècle. "L’économie du savoir" est probablement celle qui revient le plus souvent. Le vocable est même l’objet d’un article sur Wikipédia qui mentionne plusieurs synonymes, "économie du savoir, capitalisme cognitif, économie de la connaissance ou encore, économie de l’immatériel".

L’autoapprentissage, l’enseignement à distance, la formation continue, toutes ces transmissions de connaissances ne demandent-elles pas une nouvelle pédagogie ? Que gagne-t-on à travers ces nouveaux changements ? Qu’est-ce qui serait perdu ? Est-ce que l’école doit rester telle quelle ou changer ?

[...] nous basculons d’un monde analogique à un univers numérique, ces changements iront en s’accélérant. Les jeunes n’auront de cesse d’embrasser ces nouvelles technologies au point que ces natifs du numérique seront à la fois apprenants et enseignants. Mais ne le sont-ils pas déjà ? Et comment faire pour que les enseignants puissent eux aussi assimiler ces changements dans cet univers en rupture ?

Michel Dumais, Une école pour les « natifs » de l’univers numérique (le Devoir)

Si ces nouveaux outils modifient la société, il faut alors s’attendre à modifier nos écoles pour correspondre aux nouveaux besoins. Ceux qui sont nés avec le réseau seraient des « natifs », pour qui ces nouvelles méthodes seraient « naturelles ».

Internet permet l’autoformation dans certains domaines et jusqu’à une certaine limite. En informatique, on voit déjà de nombreux programmeurs se maintenir à jour – se former, donc – essentiellement par le biais de leur participation à des réseaux d’échange de connaissances. Cette mouvance remet en question le rôle des institutions d’enseignement.

L’introduction des ordinateurs, des téléphones cellulaires et des outils de réseautage dans les écoles induit une réflexion houleuse sur la façon de les intégrer dans le cheminement de l’apprenant.

8.3.2 L’impact sur la circulation de l’information

L’agenda-setting.

En 1972, McCombs et Shaw ont inventé le terme agenda-setting pour décrire la fonction des médias de masse qui « exercent un effet considérable sur la formation de l’opinion publique, en attirant l’attention de l’audience sur certains évènements et en en négligeant d’autres ». L’agenda-setting « n’est pas de dire aux gens ce qu’ils doivent penser, mais sur quoi ils doivent concentrer leur attention ». Il existerait « une relation entre l’ordre hiérarchique des évènements présentés par les médias et la hiérarchie de signification attachée à ces mêmes problèmes de la part du public et des politiciens. » [1]

Les théoriciens de la communication assumaient alors une coupe franche entre l’état de journaliste et l’état de lecteur. Le premier propose et le second dispose. Cette séparation tient-elle depuis l’arrivée de l’autopublication (blogues, microblogues) ? Une fonction significative de tout blogue consiste à attirer l’attention de l’audience sur certains sujets et, conséquemment, d’en passer d’autres sous silence, c’est-à-dire de structurer (même inconsciemment) une hiérarchie des sujets qui recadre l’actualité, redonne un sens aux problèmes perçus comme importants. Les communications sur le web social agissent comme un percolateur de sujets d’actualité, qui fait remonter certaines informations à la surface.

L’écosystème de l’information se transforme avec l’arrivée du réseau :

L’info n’arrive plus ficelée comme un paquet soigné sous forme d’article avec un début (lead disent les Anglo-Saxons), un milieu et une fin, ce qui implique un minimum de synthèse et d’organisation. Pauvre Aristote.

Francis Pisani. 2008. Twitter : info en fragments et story-telling, Le Monde.

Ce qui est nouveau, c’est que, comme le note Pisani, les « premières interprétations ne sont plus le monopole des "têtes parlantes" qui pullulent sur nos écrans télé ». Une information journalistique, il faut comprendre, vient généralement avec son interprétation. Quand elle arrive via le réseau social, surtout si le lecteur y est exposé là en premier, il se trouve exposé à une interprétation non institutionnelle, ou pire, sans contexte, donc obligé de se faire une première opinion à chaud. Cette opinion, si elle se voit confortée ailleurs dans son réseau, renforce le destinataire à vouloir parfois contester celle des médias ou des organes officiels.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que les médias sociaux, par l’intermédiaire de l’autopublication, sont aux premières loges pour faire démarrer le processus du regard tourné vers un évènement-en-devenir, et laissent aux institutions journalistiques le soin de le valider avant diffusion massive.

Le journalisme citoyen

C’est lors du tremblement de terre dans la province chinoise du Sichuan, en mai 2008, puis de l’attentat terroriste de Mumbai (Bombay), en novembre 2008, et aussi lors des émeutes qui ont suivi les élections iraniennes en juin 2009, que les outils d’autopublication, Twitter/X en tête (mais aussi la vidéo et le photoblogging) ont été consacrés machines à scoop par plusieurs. Les premières informations sont parvenues des témoins oculaires directs par l’intermédiaire de ces nouveaux outils, bien avant que les médias traditionnels puissent dépêcher un journaliste sur le terrain.

Le citoyen, témoin oculaire, se transforme en « journaliste citoyen » quand il transmet le descriptif de ce qu’il a vu, entendu. Il est souvent l’auteur d’un scoop, ou propose un angle d’interprétation différent de celui des journalistes. Il n’a pas le même auditoire que le journaliste, mais il peut couvrir des sujets que ce dernier n’a pas le temps de couvrir, ou qu’il ne peut pas, ou qui sortent de son domaine de compétence.

L’apport citoyen pour nourrir les lecteurs en contenu, il faut cependant le reconnaître, apporte des complications sur le plan éthique : comment évaluer la crédibilité d’une information ? Comment distinguer une information validée d’une rumeur sans fondement ? En absence d’émetteur clairement établi, comment échapper à une manipulation de la part des terroristes, du gouvernement ou de tout autre groupe qui utilise l’événement pour ses propres besoins ?

Les nouveaux outils font circuler l’information à la vitesse de l’éclair. Le journalisme citoyen via microblogging, pour certains, colporte des informations pas toujours validées, à la manière des discussions de café. Comme le dit le rédacteur en chef du lepost.fr, Benoît Raphaël, on peut aller au bistrot et écouter ce qui se dit. « Le bistrot est une source, les journalistes de terrain le savent bien, mais on ne peut pas en conclure qu’il est "un média". » [2].

On peut débattre sur le sens que Benoît Raphaël donne au mot « média », mais il souligne un bon point : c’est une source de nouvelles apparentées à la rumeur. Il peut certainement se dire des choses vraies dans un café. Mais la crédibilité loge ailleurs. Le café est un endroit qui sert de point de départ, car « il n’y a pas de fumée sans feu », selon le dicton.

Mais dans le bistrot, on ne discute pas nécessairement de ce qui se dit dans les médias. Nous avons vu aussi, dans le module 4, l’analyse du Project for Excellence in Journalism qui a démontré les différences entre les nouvelles diffusées sur des sites dont le contenu est déterminé par les internautes et les nouvelles des médias de masse américains.

Le constat est clair : les médias ne porteraient leur attention que sur seulement quelques grandes histoires (51 % des nouvelles). Or, sur les sites web, ces mêmes sujets ne représentaient que 5 % des thèmes retenus. Les médias semblent se préoccuper et dicter des thèmes que la masse ne souhaite pas discuter, ou du moins, pas d’une façon qui domine autant les autres sujets. Le web social montre mieux que les médias de masse ce qui préoccupe vraiment les gens.

8.3.3 L’impact sur la politique

La démocratie et Internet

Le web social serait donc perçu comme une « libération du joug des médias ». Lorsque les gens ont l’opportunité de choisir ce qui les intéresse, la sélection et le type de l’information propagée ne sont pas les mêmes. Les médias perdent leur pouvoir de contrôler l’attention les masses. Cela pose des questions sur la fragilité de la démocratie. Verrons-nous une hyperfragmentation de l’opinion publique ? Si Internet permet de retrouver les nouvelles ou les groupes qui rejoignent mon point de vue, où se trouve l’espace de discussion démocratique de points vue de vue opposés ? Comment partager sa perspective si l’on ne se regroupe plus autour de sujets phares et rassembleurs, comme le faisaient les médias ?

Lecture



Lisez : Internet, un outil de la démocratie ? de Patrice Flichy.

Question d’approfondissement : Quel est le point de vue de Patrice Flichy quant au risque de la « balkanisation de l’espace public » sur Internet, et où pense-t-il que se retrouve la démocratie délibérative sur Internet, c’est-à-dire là où le citoyen rencontre de façon non intentionnelle d’autres points de vue que le sien ?

La manifestation du pouvoir politique des blogueurs

Les blogues ont occupé dans la dernière décennie une position grandissante dans la politique américaine et une place de tout premier plan au cours des élections de 2008. Il peut paraître paradoxal que la blogosphère puisse influencer quoi que ce soit, étant donné la disparité et la faiblesse apparente des multiples blogues (peu de ressources, peu d’organisation) par rapport à d’autres acteurs sociaux mieux organisés, et malgré aussi son côté décentralisé, non commercial, contradictoire et même discordant.

Nous y voyons les marques d’une écologie de l’information en mutation : les lecteurs se répartissent entre les médias traditionnels et les multiples sources autopubliées (blogues, microblogues, forums, réseaux sociaux) ; les blogueurs influents, par exemple, se lient entre eux ou participent avec les médias ; l’effet de fronde apparaît quand, tout à coup, la blogosphère focalise son attention sur un thème nouveau ou négligé. On voit alors se construire un cadre d’interprétation qui devient un point d’attraction pour les médias traditionnels, ce qui constitue bel et bien un « agenda » au sens vu dans le module 4, c’est-à-dire cet effet sur la formation de l’opinion publique, en attirant l’attention de l’audience sur certains événements et en négligeant d’autres.

En voici un des premiers exemples frappants. En décembre 2002, Trent Lott est contraint de quitter son poste de leader de la majorité républicaine au Sénat pour des propos tenus deux semaines plus tôt pour le centième anniversaire de Strom Thurmond. Des propos jugés inacceptables, que voici :

I want to say this about my state : When Strom Thurmond [ségrégationniste à l’époque] ran for president, we voted for him. We’re proud of it. And if the rest of the country had followed our lead, we wouldn’t have had all these problems over all these years, either.

CNN. 2002. Lott apologizes for Thurmond comment

Les propos de Lott étaient diffusés en direct sur C-SPAN, un réseau de chaînes câblées dédié aux débats politiques à Washington. Mais les médias traditionnels n’ont pas relevé la phrase au relent raciste. La blogosphère, oui. Il a été dit que les membres des médias traditionnels étaient « habitués » aux propos de Lott. Mais parce que le cadre interprétatif n’avait pas été mis en place, la blogosphère a fini par imposer son interprétation quand la conversation entre blogueurs a pris une telle ampleur qu’elle ne pouvait plus être ignorée par les médias et les politiciens ; l’affaire a fini par avoir des conséquences politiques très concrètes.

La contre-démocratie

Il semble que l’affranchissement apparent d’une partie grandissante de demandeurs d’information face aux professionnels de l’information, comme les bibliothécaires, les journalistes, les médias, les critiques, les professeurs, les représentants politiques, etc., à cause notamment de l’augmentation des sources d’information et de la multiplication des outils et des canaux (autopublication), les amène aujourd’hui à devoir filtrer eux-mêmes, à la source ou, pour être plus précis, à une multitude de sources, leurs informations. Le type d’écologie de l’information qui en résultera s’adapte-t-il à la démocratie ?

Pierre Rosanvallon, dans son essai La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, sépare les éléments de la démocratie en trois facettes : la prise de parole, le débat, et l’agir en commun. Si internet fournit un apport remarquable sur la première, en revanche on semble se heurter à des limites pour les deux autres. Voici en résumé le point de vue de Rosanvallon sur chacune :

1. La prise de parole.
Le réseau abaisse le coût d’accès à l’expression. L’opinion publique peut ainsi émerger d’une opinion individuelle, sans devoir être organisée et structurée. Nous retrouvons l’agora grecque.

2. Le débat.
Si le débat est ce moment où l’on peut changer son point de vue après s’être confronté aux opinions contradictoires, il faut alors voir Internet comme une échappatoire à la confrontation (on se réfugie dans la communauté qui pense comme nous).

3. L’agir en commun.
« Internet facilite plus facilement les actions en opposition que la construction d’enjeux positifs. » [3] Internet ne permet pas de bâtir facilement un consensus, mais il permet de faire ressentir rapidement un refus. L’affaire Trent Lott en est un bon exemple.

Si Internet est l’outil de communication du peuple, on l’entraperçoit, il n’est pas synonyme de pure démocratie idéale. La prise de parole, oui, mais un sain débat ? « L’agir en commun » pour reprendre les paroles de Rosanvallon, cette participation active, dans son aspect « confrontationnel », de rejet, même, permet-il d’aller au-delà de la simple revendication ? C’est-à-dire de « construire ensemble » ? Autrement dit, demande Rosanvallon, Internet fait-il de nous des bons citoyens ? Les événements montrent qu’il existe une force supplémentaire dans l’échiquier politique et celle-ci passe par le réseau (que Rosanvallon nomme « contre-démocratie », un « contre-pouvoir », une défiance permanente du peuple envers le pouvoir) ; cette émergence du peuple-acteur est soit une dérive ou un bienfait, selon les points de vue.

8.3.4 L’impact sur l’identité et la formation de groupes

Dans un livre précurseur, Bowling Alone, publié en 2000, Robert D. Putnam, professeur à Harvard University, dresse le portrait d’une Amérique dévastée socialement, où la société moderne induit une « déconnexion » grandissante envers la famille, les amis, les voisins et même les structures démocratiques.

Il bâtit son argumentaire autour d’un avoir, le « capital social », qui constitue le tissu fondamental de nos relations envers les autres. Le titre même de son livre souligne que les Américains jouent maintenant seuls au bowling, une activité pourtant sociale s’il en est une. Le capital social serait un mystérieux ensemble de caractéristiques essentielles pour toute communauté. Lorsque vos voisins s’occupent de votre maison pendant votre absence ou que vous promettez de revenir payer le commerçant, l’existence du capital social en serait la cause. Une communauté, une nation avec un grand capital social est plus « en santé » et performe mieux, selon Putnam.

Clay Shirky [4] propose de voir dans les réseaux sociaux en ligne un retour de cette force. Le capital social est un moteur, la monnaie d’échange dans un groupe. La société américaine a développé une culture de banlieue et de voiture, où la distance modifie les rapports sociaux. Il donne l’amusante illustration suivante. À pied, dans une communauté aux dimensions humaines, croiser le chemin d’un ami est bénéfique. En voiture, il est non seulement plus rare, mais même non souhaitable sous peine de collision. Mais le besoin de capital social se fait sentir chez les personnes isolées dans les banlieues. Shirky donne l’exemple de communautés de mères au foyer qui tentent de se rencontrer.

En utilisant un service appelé Meetup.com, un outil en ligne qui permet à tout groupe de se former selon deux critères, un intérêt commun et un lieu, des mères ont formé un cercle de rencontre dispersé et décentralisé. Il y a eu formation de groupes et création d’identité active grâce à ces outils. Par définition, ces mères au foyer, en banlieue, sont isolées, mais via le réseau, elles se retrouvent et échangent entre elles.

S’il y a bien un groupe que l’on ne peut soupçonnerait pas d’utiliser la technologie en ligne pour le simple plaisir de l’utiliser, c’est bien le groupe des mères au foyer. L’usage de la technologie ici répond à un besoin de se « connecter socialement ». Le besoin précède l’outil. Il ne découle pas automatiquement de l’invention d’un outil comme nous l’avons mentionné dans l’introduction de ce module. Mais en abaissant le coût d’organisation de ces groupes, le web social permet un redéploiement du capital social qui n’aurait pas pu avoir lieu autrement. Le fait d’exister sur le web devient un moyen d’enrichir son environnement social.

[1Source : Judith Lazar. 1992. La science de la communication. Presses Universitaires de France.

[2Source : Benoît Raphaël. 2008. Twitter : fiable ou pas fiable ?

[3P. Rosanvallon. 2006. La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Seuil.

[4Clay Shirky. 2008. Here Comes Everybody. Penguin Press.