Culture de participation


7.4 Du contenu à la participation

7.4.1 Le « contenu » ?

Sur le web, le terme « contenu » (content) désigne souvent un texte, un lien, une image ou un enregistrement effectué et partagé par un individu ou par un groupe. Le terme de « contenu généré par les utilisateurs » (user-generated content) est souvent utilisé pour décrire le web participatif, mais il semble dévoiler un regard externe sur la culture de participation et peut prêter à confusion. Même si des « contenus » peuvent être transmis dans le cadre du web participatif, du point de vue de l’utilisateur la participation n’est pas basée sur la transmission de « contenus ».

Le « contenu » est autant processus que produit. Le web participatif est basé sur l’activité et non sur le « contenu ». Il existe bien des « contenus » provenant de la participation sur le web, mais ces « contenus » ne sont pas conçus comme des produits de consommation.
Bien qu’elle soit souvent créatrice, la participation sur le web est basée sur des activités et non sur des produits. La distinction est importante puisque les résultats de la culture de participation sont souvent mis en parallèle avec des produits provenant d’institutions formelles. Dans la logique de la culture de participation, l’activité compte par elle-même, peu importe le produit. Bloguer est une activité alors que le billet de blogue est un produit apparenté à un article de journal ou de magazine. Bien qu’il y ait un marché pour le blogue comme produit, l’activité du blogueur a une valeur intrinsèque. A été décrit, au module 4, une réappropriation des moyens de transmission de l’information. Le web participatif permet une réappropriation des créations, les faisant sortir du modèle du « contenu ».

La musique offre un contexte approprié pour décrire le passage du « contenu » à la participation. Peut-être sans s’en rendre compte, plusieurs conçoivent la musique comme « ce qui est créé par les musiciens ». D’ailleurs, la spécification de qui peut être considéré comme musicien demeure flexible, mais il y a des traits communs au personnage du musicien. Mais qu’en est-il du « non-musicien » qui décide de « faire de la musique » ? La musique est-elle un « sport de salon » ? La personne qui chante sous la douche produit-elle de la musique ? L’ethnomusicologue français Gilbert Rouget et d’autres spécialistes de la musique utilisent le terme « musiquer » pour désigner la participation musicale. Cette participation peut être très informelle. Elle peut même être peu active. Un acte aussi simple que celui de taper des mains en écoutant une performance musicale a une valeur importante, du moins sur le plan social, si ce n’est sur le plan proprement musical. Il oriente l’écoute, procure un certain plaisir, attire l’attention de l’auditeur sur la régularité rythmique, permet la synchronisation, implique une attitude réceptive, etc. Mais si certains musiciens professionnels peuvent faire usage de leurs mains seules comme base à une performance musicale, l’opinion générale est que les tapements de main ne sont pas une activité musicale. La musique participative n’est pas reconnue, mais elle ressemble beaucoup au web participatif.

La question de la participation musicale a un certain intérêt d’un point de vue économique. Bien avant la « Révolution Napster », l’économiste et haut fonctionnaire français Jacques Attali a décrit les grandes lignes de l’histoire de l’économie politique de la musique. Comme le démontre Attali, le modèle économique aujourd’hui utilisé pour décrire l’industrie musicale est inscrit dans un ensemble de changements sociaux liés à la naissance du concept de « propriété intellectuelle », la bête noire de Richard Stallman et d’autres membres influents de la « culture geek ». Pour répondre à Stallman, on pourrait répondre que la notion de « propriété intellectuelle » est non seulement un « mirage séduisant » mais un « construit social » qu’il est possible de déconstruire. Il provient d’un développement historique particulier qui tient plus de la politique que de la création. La notion de musique comme bien de consommation est distincte de celle généralement utilisée par les musiciens pour décrire leurs activités. Les musiciens « jouent » de la musique, « partent » en tournée, « donnent » des concerts, « pratiquent » leur art. Ce n’est pas eux qui « vendent » des albums ou qui « contrôlent » la distribution de leurs œuvres. Ces questions sont pertinentes. À l’heure même où les ventes d’albums produits par des maisons de disques a atteint un très bas niveau, les ventes de guitares électriques et de jeux basés sur la musique ont grandement augmenté. La musique (re)devient donc « participative ». C’est le règne du DIY, Do It Yourself.

7.4.2 Le degré zéro de la participation

Lorsque le sémiologue français Roland Barthes utilisait la notion linguistique de « degré zéro » pour désigner une forme d’écriture neutre, il travaillait selon un modèle classique de la « publication », d’un vers plusieurs (one-to-many).

Tel que décrit lors de modules précédents, le web social offre dès l’abord un modèle du « plusieurs à plusieurs » (many-to-many).

Ce qui procure un niveau neutre à la culture de participation, c’est l’utilisation de données statistiques sur les visites de pages web. Dés le départ, la visite d’un site web est une participation « neutre » en ce qu’elle n’implique pas la personne du visiteur du site. Mais la visite représente tout de même un « vote » pour le site visité et, en fonction des données qui lui sont associées (adresse IP, heure, page référante, etc.), elle permet de construire un portrait grossier des visiteurs d’un site. Ce portrait, même fragmentaire, a un aspect social en ce sens qu’il permet de définir des groupes. Aussi indirecte qu’elle puisse paraître, la statistique web implique un lien humain et peut influencer la construction du site. Avant même que le web devienne « social », il était possible de l’utiliser pour comprendre des phénomènes sociaux, aussi abstraits soient-ils.

D’ailleurs, comme nous l’avons vu lors du module précédent, une dimension sociale importante existait sur Internet et sur les babillards électroniques bien avant la création du World Wide Web. La liste de diffusion de courriel, le groupe Usenet, la discussion relayée par Internet (IRC) et le « donjon multi-utilisateur » (MUD) impliquaient tous un degré de participation largement supérieur au « degré zéro de la participation » représenté par la statistique web. S’y formaient déjà un grand nombre de contacts humains qui ont eu de vastes impacts sur la culture Internet.

7.4.3 L’unité minimale de participation

Si la statistique web est le degré zéro de la participation, la donnée contextualisée est l’unité minimale de participation. Le cas de figure est le « vote » ou l’évaluation graduée. Le simple fait de sélectionner un objet dans une liste ou de l’évaluer sur une échelle numérique constitue une forme minimale de participation lorsqu’il est associé à un profil individuel. En matière de l’encodage des données, le lien entre le profil utilisateur et le « vote » peut sembler trivial. Pourtant, il peut avoir des conséquences profondes puisqu’il permet de mettre en parallèle des données éparses. Contrairement à la statistique web, le « vote » effectué à partir d’un compte utilisateur peut permettre de produire un portrait très riche de la dimension sociale de l’activité sur le web. Après tout, le vote n’est-il pas l’acte fondamental de la démocratie représentative ?

7.4.4 Le texte

Avant le web, le mode dominant de participation était surtout « textuel », en ce sens que la majeure partie des données était transmise en « mode texte », c’est-à-dire sous forme de chaînes de caractères. Il était techniquement possible d’envoyer des fichiers binaires, mais cette transmission était laborieuse. C’est dans cette prépondérance de la donnée textuelle et de jeux limités de caractères que les émoticônes et l’art ASCII ont acquis leurs fonctions. Si l’art ASCII a pratiquement disparu, les émoticônes font encore aujourd’hui partie de l’écriture Internet, voire de la messagerie instantanée.

L’hypertexte, théorisé dès 1945, est la base même du HTML conçu par Tim Berners-Lee à la fin des années 1980 et utilisé sur le web. Utilisant des données en mode texte, il permettait pourtant de complexifier le contenu au-delà du texte linéaire.

Très tôt dans son histoire, le HTML a permis l’insertion d’images, rendant possible la création et l’affichage de contenus plus « riches » que le texte seul. Dans le contexte de l’Internet « textuel », l’enrichissement était en quelque sorte libérateur. Malgré ce passage au contenu riche, le contenu textuel demeure fondamental sur le web comme sur Internet en général. D’ailleurs, malgré les espoirs liés à « l’effet saute-mouton » (leapfrog effect), l’utilisation du web présuppose, pour une grande part, l’alphabétisation. Le contenu textuel peut sembler simpliste par rapport aux contenus riches et complexes qui sont créés et diffusés sur le web actuel. Pourtant, le contenu textuel conserve une valeur très importante sur le web, y compris dans le web participatif. Par exemple, le lien hypertexte est un élément fondamental du web social : partager un lien est un acte participatif fondateur.

Au cœur du web social se trouvent un large ensemble de contenus textuels. Depuis le commentaire laissé dans un billet de blogue ou le message envoyé dans un forum à l’article encyclopédique et à la micromessagerie, le texte constitue une forme importante de la participation. Dans le web participatif, un avantage important du contenu texte est qu’il est facile à transmettre non seulement sur le web mais aussi par courriel, par messagerie instantanée et sur réseau cellulaire (par le « texto » ou SMS). Autre caractéristique digne d’intérêt, le contenu textuel peut comporter à la fois des éléments lisibles par l’être humain (human-readable) et des instructions ou des données qui peuvent être interprétées directement de façon programmatique (machine-readable).

Dans un sens très concret, la participation sur le web se fait en grande partie à partir du clavier, matériel ou virtuel. Le microphone, la souris, la « webcaméra » et tout un ensemble d’autres outils sont régulièrement utilisés sur le web, mais le clavier demeure un outil essentiel du web. La culture geek accorde d’ailleurs une grande importance au clavier, ce qui peut permettre d’expliquer que l’ordinateur portatif (laptop) ait été utilisé comme modèle pour un ambitieux projet de création, vente et distribution d’outils éducationnels à divers gouvernements. Comme l’a prouvé l’iPhone d’Apple (et la seconde version de cet outil éducationnel), il n’y a rien d’essentiel dans le clavier pour la conception d’un ordinateur.

7.4.5 Au-delà du texte

Au-delà du contenu textuel se situent tous les éléments du « média riche » et de l’interactivité. C’est dans le passage aux « interfaces riches » que semble se situer le saut qualitatif du web social. Il ne s’agit pas simplement d’interfaces qui sont plus agréables à l’œil, mais des systèmes qui permettent une activité fluide. La rétroaction directe (direct feedback) dans une interface de type AJAX encourage le maintien de la participation et demande beaucoup moins de concentration que la rétroaction à plus longue échéance.

La vidéo suivante (tirée de Thru You) a été montée de toutes pièces à partir de vidéos trouvées sur le site YouTube par un musicien Israélite dénommé Kutiman. Elle montre bien comment, simplement à l’aide d’une connexion Internet et d’un ordinateur, une personne créative peut produire et distribuer des nouveaux contenus médias riches. C’est en même temps une illustration de la « culture de remixage » qui s’établit rapidement sur le net.